SOIZIC STOKVIS

Texte du catalogue de l’exposition Urban Geo, Galerie Fernand Léger, Ivry-sur-Seine, 2022.


Peinture au mur pour villes géométriques

Depuis qu’en 2003 à Clamart[1], elle a réalisé sa première peinture murale, Soizic Stokvis a pris le parti d’intervenir directement sur les murs des différents lieux dans lesquels elle est invitée à exposer : à leur échelle donc et en dialogue constant avec l’architecture qui l’accueille. Elle y déploie des aplats et des réseaux de lignes, des couleurs pures, des formes simples aux contours nets, tout un vocabulaire plastique qui la situe sans équivoque dans une histoire bien identifiée, celle de l’art non-figuratif, construit, concret et de ses différentes réinterprétations, depuis les premières décennies du XXe siècle jusqu’au Hard Edge, au minimalisme et au mouvement Néo-Géo. Avec son étagement de modules en pointe agencés à partir d’une grille, son système de pilotis et de passerelles intégrant la rue et jusqu’au béton brut qui en signe l’extérieur, l’ensemble architectural des Étoiles d’Ivry, conçu au début des années 1970 par Renée Gailhoustet et Jean Renaudie et qui abrite la Galerie Municipale Fernand Léger offre un terrain particulièrement propice aux expérimentations de l’artiste, à ces interactions qu’elle y ausculte entre la peinture et la ville.


Aux couleurs de la ville

Formée d’abord à la sculpture, c’est la couleur que Soizic Stokvis dit avoir recherchée en premier lieu dans la pratique de la peinture. Elle en recouvre donc les murs par grandes plages opaques et uniformes ; elle l’y suspend aussi, transférée sur des feuilles de plastique, telles des bannières, qui par leur transparence évoquent les pellicules sur lesquelles apparaissent encore parfois les images ou les gélatines qui permettent de moduler les éclairages, en studio et au théâtre par exemple. Car la couleur ne va pas sans la lumière, d’autant qu’elle est ici orchestrée en contrastes binaires, tranchés : rouge et jaune, noir et jaune, rouge et blanc, suivant les espaces de la galerie. Qu’elle tienne au mur jusqu’à en résorber parfois les angles ou qu’elle s’en décolle légèrement de façon à mieux y projeter ses jeux d’ombre, la couleur imprime à l’espace ses variations d’intensité, son rayonnement et ses vibrations, bref un dynamisme qui, en orientant les déplacements du visiteur, signale les caractéristiques du lieu. Les sols en effet sont en pente, dans ces salles en sous-sol prévues pour les projections de cinéma, et la visite est faite de montées et de descentes qu’accompagnent divers éléments plastiques, qui enclenchent des défilements par leur répétition et marquent, isolés, autant de points d’arrêt.

Entraîné dans ce circuit – certaines des configurations présentées sur les bannières et qui se referment sur elles-mêmes peuvent d’ailleurs y faire penser – , le spectateur-mobile fait l’expérience de l’espace tel que le décrit Georges Perec, ce « doute » qu’il faut « sans cesse » « marquer », « désigner »[2] : « Lorsque rien n’arrête notre regard, notre regard porte très loin. Mais s’il ne rencontre rien, il ne voit rien ; il ne voit que ce qu’il rencontre : l’espace c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue butte : l’obstacle : des briques, un angle, un point de fuite : l’espace, c’est quand ça fait un angle, quand ça s’arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte. Ça n’a rien d’ectoplasmique l’espace ; ça a des bords, ça ne part pas dans tous les sens, ça fait tout ce qu’il faut faire pour que les rails des chemins de fer se rencontrent bien avant l’infini. »[3] De bandes en angles, de bord en butée, d’arrêt en reprise, certains registres ne tardent pas à s’affirmer à partir des associations formes-couleurs : celui de l’urgence pour les chevrons rouges et rubans jaunes qu’arborent certains véhicules, celui de l’interdit pour les disques rouges sur champs blancs, celui du danger pour les tracés en jaune et noir. Rien d’univoque ou de littéral pourtant, simplement la remise en jeu, pour aujourd’hui, du rapport, présent dès l’origine, entre l’abstraction géométrique et le monde urbain, rapport qu’on ne saurait penser sur le mode du « simple reflet »[4]. Il s’agit plutôt, comme l’écrit Éric de Chassey à propos de Piet Mondrian, de « construire sa peinture comme un analogue complexe de la vie urbaine »[5], tandis qu’avec De Stijl, entre le « modèle architectural de rationalisation » et la peinture, « c’est un principe de structuration qui est commun, et dans les deux cas c’est une surface plane qui doit être organisée le plus économiquement possible, celle du plan qui a supplanté la vue axonométrique en architecture, celle du plan auquel s’est réduit le tableau depuis le post-impressionnisme en peinture »[6].


Surfaces de synthèse

Que ce plan se confonde avec le mur et le rapport se trouve immanquablement rejoué. Il y a en effet fort longtemps que la ville moderne a renoué avec la polychromie – des palais vénitiens par exemple – et les moyens sont pléthore aujourd’hui qui permettent, de façon plus ou moins pérenne, de mettre des couleurs aux murs et aux façades : on pense à tous ces verres sérigraphiés, à tous ces affichages, bâchages et pelliculages, aux divers revêtements, masques, placages ou résilles qui transforment au regard les architectures en compositions peintes et le bâti en superpositions de plans. Soizic Stokvis procède, en le transposant à l’intérieur, à semblable feuilletage, entre matérialisation – au sens où des zébrures au sol matérialisent un passage protégé – et signalisation. Et de même que son usage de la couleur procède à la mise au jour des différents implicites qui s’y sont stratifiés, la géométrie à laquelle elle recourt est celle qui est comprise dans la ville, celle qui y a été, dès le départ et intrinsèquement, intégrée. De là peut-être l’intérêt qu’elle manifeste, dans ses photographies, parfois exposées avec ses peintures, pour les chantiers et les secteurs urbains en cours d’aménagement ou de restructuration : si la dimension graphique y est accusée (les lignes semblent s’y démultiplier) et les perspectives plus marquées, c’est que dans ces phases de transition, le plan, la projection s’implantent dans la matérialité du terrain, en faisant un espace pensé autant que construit, imaginé autant que réel. Cette superposition, l’artiste la rejoue au sein de sa pratique, elle qui prépare ses compositions sur ordinateur au moyen de logiciels qui, pour être régis par des principes rigoureusement mathématiques, n’en permettent pas moins toutes les extrapolations et sur des écrans qui sont en eux-mêmes des espaces paradoxaux, à la fois on ne peut plus normés et libres des contraintes physiques.

Ainsi produit-elle des formes qui, tout en apparaissant à la surface des murs ou des feuilles de plastique, contiennent nombre de perspectives possibles : les jeux de symétrie inversée et de positif-négatif y sont pour beaucoup qui suggèrent, là où il n’y a que droites et plans, des torsions, des plis, des décollements voire des recourbements. Virtuels là, ceux-ci existent matériellement dans l’accrochage des impressions sur plastique, où ils se combinent en outre aux reflets qui viennent s’y déformer ; et dans ce va-et-vient entre ce qui est perçu et ce qui est recomposé mentalement, entre la matérialité de la peinture et les mirages qu’elle peut susciter s’écrit un autre chapitre de l’histoire de l’abstraction géométrique où les effets optiques se mêlent à l’évocation du réel et au déploiement d’une intention. Car l’imaginaire urbain qui domine ici situe l’artiste dans le prolongement des réflexions d’un Peter Halley, lequel, se voyant « entraîné dans une quête structuraliste des signifiés cachés que peut revêtir le signe géométrique »[7], entend mettre en œuvre une géométrie dénuée d’idéalisme, voire le critiquant et « injecter dans le monde idéal de l’art géométrique une trace de ce même paysage social »[8]. Telle conception de l’abstraction la place, contre l’opinion commune, en prise directe avec son environnement et dans des allers-retours permanents avec lui, comme le montrent ces « vues de détails d’architectures urbaines qui ressemblent à des abstractions géométriques » qui constituent, selon Michel Gauthier, « le théorème que l’art de Sarah Morris offre à la réflexion »[9]. Les jeux d’échelles, les grossissements ou réductions y participent en effet, favorisant les circulations comme autant de facteurs d’instabilité.


Espace de communication

En 2018, pour une exposition au Gyeonggi Museum of Modern Art de Séoul[10], Soizic Stokvis s’est inspirée plus directement des signes, en particulier ceux qui composent l’alphabet coréen, pour aligner au mur une séquence de formes simples que l’on est tenté de lire comme un mot ou une phrase. C’était ouvrir la voie à la compréhension de son vocabulaire plastique en termes de signalétique ou de signalisation et l’inscrire ainsi dans une histoire de l’abstraction forgée au contact des moyens de communication qui ont si durablement informé le monde moderne. Arnauld Pierre a montré l’importance des signaux ferroviaires pour l’invention par Fernand Léger de ses modalités propres de représentation : « […] le système des signaux, écrit-il, ne donne pas tant au peintre des motifs modernistes à figurer (comme dans la série des Disques), qu’il constitue surtout un paradigme cognitif et perceptif qui façonne le régime visuel pratiquement abstrait sur lequel fonctionne la représentation. »[11] Avec leur efficacité et leur sédimentation de significations, les peintures murales de Soizic Stokvis dialoguent à leur tour avec cette « abstraction de la communication visuelle »[12], la mettant au service non d’une utopie mais d’un questionnement de l’environnement de nos vies quotidiennes. Incontestablement, son œuvre appartient à cet « âge de l’œil » qu’Otto Neurath a décrit dans son récit de la mise au point de l’isotype, ces « aides visuelles »[13] permettant de transcrire, sous la forme la plus directement accessible, une quantité et une variété considérables de données. Ainsi peut-on aborder le type d’abstraction pratiquée par l’artiste, dont l’approche s’éclaire au contact de la signalétique, cet « instrument d’accessibilité », chargé de « donner une forme d’intelligibilité aux lieux qu’elle équipe » et obéissant à une double fonction : « d’un côté elle constitue un outil d’orientation des personnes et de gestion des flux, de l’autre, elle est un dispositif d’ordonnancement de l’espace particulièrement puissant »[14].

Les interventions de Soizic Stokvis « équipent » elles aussi les lieux, tant pour les donner à lire que pour en faire affleurer le discours implicite, car les différents signes qu’elle y implante offrent bien des « prises »[15] à l’expérimentation de l’espace mais aussi à l’appréhension de ce qui, en sous-main, le structure, de ce qui s’y joue au fond de symbolique, de social et de politique. Urban Geo pourrait bien être le nom de ce style, où s’affirme à la fois que la ville est proprement géométrique et que la géométrie est le fait de la ville – ce qui peut sembler redondant au premier abord se résout dans la symétrie du propos qui réunit les deux termes en une même forme de pensée. Une telle peinture, sans rien sacrifier pour autant du plaisir de peindre et d’investir un lieu par ce moyen, prend acte de la « nature essentiellement signifiante de l’espace urbain »[16] et en nourrit son propre sens ; elle en dérive son système et ce faisant, concourt à « multiplier les lectures de la ville »[17]comme y invitait Roland Barthes pour qui : « La cité est un discours et ce discours est véritablement un langage : la ville parle à ses habitants, nous parlons notre ville, la ville où nous nous trouvons, simplement en l’habitant, en la parcourant, en la regardant. »[18] Ancrée donc dans une expérience indissociable de la modernité et de ses remises en question, renouant dans le même temps avec des gestes immémoriaux, de la simple marque à la fresque la plus élaborée, l’œuvre de Soizic Stokvis engage ensemble l’acte de peindre et la production de signes et se constitue ainsi en une expérience de communication, d’ordre aussi physique que symbolique.


Guitemie Maldonado

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[1] « Ville », Clamart, Centre d’Arts Plastiques Albert Chanot, 2003.

[2] Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 122.

[3] Ibid., p. 109.

[4] Éric de Chassey, « Beyond the Grid / Après la grille », Abstractions / abstractions Géométries provisoires, Saint-Étienne, Musée d’Art Moderne, 1997, p. 9.

[5] Ibid., p. 15.

[6] Ibid., p. 17.

[7] Peter Halley, « La crise de la géométrie », Arts Magazine, été 1984, traduit dans La Crise de la géométrie et autres essais 1981-1987, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014, p. 49

[8] P. Halley, « Déclaration », 1983, ibid., p. 18.

[9] Michel Gauthier, « Abstract City. Les images architecturales de Sarah Morris », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n°87, printemps 2004, p. 39.

[10] Linear, peinture murale (31 x 8 m) dans le cadre de « MUR/MURS, la peinture au-delà du tableau », Séoul, Gyeonggi Museum of Modern Art, 2018.

[11] Arnauld Pierre, « Signaux. L’Espéranto visuel de la modernité », Disques et sémaphores. Le langage du signal chez Léger et ses contemporains, Biot, Musée national Fernand Léger – Paris, RMN, 2010, p. 19.

[12] Ibid., p. 26.

[13] Otto Neurath, Des hiéroglyphiques à l’isotype. Une autobiographie visuelle, Paris, Éditions B42, 2010, p. 39.

[14] Jérôme Denis, David Pontille, « Écologie graphique et signalétique urbaine », Graphisme en France. Signalétique, n°19, 2013, p. 11.

[15] Ibid.

[16] Roland Barthes, « Sémiologie et urbanisme », L’Architecture d’aujourd’hui, décembre 1970 – janvier 1971, p. 11.

[17] Ibid., p. 13.

[18] Ibid., p. 12.


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